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Quiconque a rêvé en observant les nuages dans le ciel ou le contour des terres sur une mappemonde sait que l’imagination conduit parfois à y percevoir des animaux, des personnages ou des visages. Reconnaître des images familières dans des formes inconnues est un phénomène courant. Il permet de relativiser l’étrangeté d’un objet et de lever une partie de l’incompréhension qu’il suscite. Dès le XIVe siècle, après avoir étudié les portulans des géographes de son temps, Opicinus de Canistris a dessiné des cartes de la Méditerranée. Cédant à son imagination déréglée, il y faisait apparaître des personnages allégoriques et conjecturait la présence de démons dans le contour des littoraux. Plus tard, à la Renaissance, la découverte de nouveaux mondes a révélé des territoires inconnus. Ces formes étranges et longtemps imprécises ont été le support d’une imagination cartographique que l’imprimerie a contribué à diffuser par des cosmographies et des atlas. à partir de cette époque, la géographie de l’Europe devient l’enjeu d’une symbolique visuelle. Certaines cartes célèbrent son unité et la représentent sous la forme d’une reine colossale. D’autres au contraire soulignent les dissensions et les conflits qui la divisent. Ces allégories politiques retrouvent parfois la faune et la flore symboliques de l’héraldique. La courbe de la côte des Pays-Bas est ainsi assimilée à l’échine d’un lion rugissant, symbole de la résistance et de l’indépendance d’un territoire. Avec le déclin des monarchies et l’essor des nationalismes, les cartes deviennent plus souvent satiriques. On se moque volontiers des pays voisins et rivaux en caricaturant leurs contours sous les traits de personnages emblématiques aux attitudes agressives. Ces images rencontrent un grand succès populaire durant les conflits qui déchirent l’Europe et le monde jusqu’au milieu du XXe siècle. Elles se diffusent sous forme de jeux et de puzzles qui intéressent aussi un public jeune. Le phénomène n’a pas disparu aujourd’hui car il est toujours lié à la propagande visuelle qui est à l’œuvre dans les conflits territoriaux et les luttes politiques. Les caricaturistes, les illustrateurs, mais aussi certains artistes contemporains dessinent encore ce type de cartographie. Cependant, leurs images inversent parfois le point de vue qui avait été adopté jusqu’alors. Dans les anciennes cartes, les formes géographiques étaient composées de personnages ou de visages. Les nouvelles montrent plus fréquemment un corps sur lequel s’inscrit une géographie réelle ou fantaisiste. L’homme de la globalisation règne sur un monde à son échelle, unifié par des communications toujours plus rapides. Mais, grâce à ces cartes corporelles et mentales, c’est en lui-même qu’il poursuit l’exploration des territoires inconnus de son imaginaire. Laurent BARIDON est Professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université Lumière-Lyon 2, chercheur au sein de l’équipe « Art, imaginaire, société » du laboratoire CNRS LARHRA. Après avoir consacré ses premières recherches à l’imaginaire scientifique de Viollet-le-Duc, il s’est notamment intéressé aux représentations du corps et du visage, aux confins de la science, de la croyance et de l’art (en collaboration avec Martial Guédron, Corps & arts. Physiologies et physionomies dans les arts visuels, 1999 ; Hommeanimal, histoires d’un face à face, 2004 ; L’art et l’histoire de la caricature, 2009 aux éditions Citadelles & Mazenod). Ses recherches actuelles portent sur la représentation des concepts et sur leurs modes d’incarnation visuelle.